Le recit gagnant. (12 à 16 ans). Auteur: Amaia Goñi Vega

Question de pâte

Je reconnais que je fais une étrange fixation sur les posters. Ou bien j'ai trop de temps libre, je ne saurais pas trop me décider. Et pendant que j'observe un énorme poster de cannelloni récemment gratinés et succulents en même temps que je gobe avec précaution mon café bouillant dans ce miteux restaurant, je me demande quel goût aurait l'aliment que je j'avale si, en observant ledit poster, je dégoûtais une lasagne. Qu'est-ce qui l'emporte, la forme ou le contenu? Serait-ce manger des yeux? Définitivement: j'ai trop de temps libre ou une néoplasie de réflexions avec métastase des paranoïas. Il faut bien mourir de quelque chose, je crois...

Le café amer arrive à sa fin. A cause de cela, et pour allonger cet état de plus-value sur les passants qui, surgelés, marchent pressés dans la rue, je commence à jouer avec le petit morceau de sucre que j'aurais mieux fait d'employer tout à l'heure. Cependant, quelque chose dans la rue attire mon attention.  Il s'agit, à nouveau, d'une pseudo-affiche, cette fois-ci créative, écologique, artistique dirait-on, avec signature et tout. "De l'aide, ç'il vous plaiz", en matériel carton-crayon. On ne le tient pas avec des mains faibles et osseuses, mais avec la lutte et l'espoir dont dispose le petit homme assis sur les irréguliers échelons qui se trouvent à l'entrée du local. Qu'est-ce qui l'emporte maintenant, la forme ou le contenu? Malheureusement, la forme ou la scène physique s'impose face au contenu ou l'histoire personnelle; les cannelloni se révoltent contre les lasagnes.

Je peux observer à plaisir, le  cristal polychrome est le meilleur écu jamais découvert. Sous sa protection je peux observer l'improvisé artiste, la tête basse et faisant naufrage dans le désespoir, ne souhaitant que quelques monnaies avec lesquelles maintenir à flot son navire quelques instants de plus. Dehors il commence à pleuvoir, mais le navire continue de lutter contre la tempête devant ceux qui ignorent son courage inconditionnel.

Je gobe la dernière gorgée de mon café déjà froid et je fais la plus représentative moue de répugnance à cause de son goût amer. Cette moue encore figée dans mon semblant, je me dirige à la porte et je vois devant moi un homme de race obscure, altéré et portant des habits trop grands et une paire de jeans au port desquels il semble ne pas être encore habitué. Il portait un grand sac sur ses épaules, apparemment assez lourd et qui l'empêchait de marcher aisément, ce qui ne semblait pas le déranger parce qu'il s'est arrêté net en voyant l'homme assis sur les escaliers et s'est aperçu de son affiche. Après un difficultueux essai de lecture il a marmotté ces trois mots de secours que le naufragé ne pouvait plus hurler, il a gratté ses poches et il a trouvé quelques monnaies qu'il lui a donné décidé. Rapidement il a dénoué son improvisé balluchon de manière automatisée et lui a offert un chandail, de la marque "Bike", pour qu'il n'ait pas froid. Cet homme, qui m'a semblé le meilleur des Balthazars, est parti avec le meilleur des sourires.

Je suis resté paralysé devant la scène, et ce n'est qu'alors que j'ai réalisé que l'amertume du café avait était causé exprès par le destin pour neutraliser la douceur de la scène que je venais de déguster, celle qui a été à l'origine de la plus grande crise d'hyperglycémie sentimentale que je n'aie jamais subie.

-Je voudrais aussi une lasagne à emporter, s'il vous plaît - ai-je demandé au garçon, poussé par de tels actes de bonne foi.

-Tout de suite - a-t-il promis étonné.

Je viens de m'engager à ce que le naufragé voie aujourd'hui un bout de terre ferme; à ce que la faim laisse de ravager son navire du moins pour quelques instants. Pourquoi? Parce que cette fois-ci, enfin, j'ai trouvé la réponse à l'une de mes questions impossibles: ni la forme ni l'apparence physique ont de l'importance, que ce soient des personnes ou des affaires insignifiantes ou des repas comme les cannelloni, puisque ce qui est vraiment important est le contenu qu'ils gardent dans son intérieur.

-Quels ingrédients vous voulez dans votre lasagne? - a demandé la voix amortie du garçon.

-Ce que vous avez de mieux, s'il vous plaît- J'aurais mieux fait de dire. Cependant, je suis resté muet, absent et enchanté par la magie du scénario. "Tendresse, compréhension et bonté" aurait été la réponse idéale.

Magallanes