Lors de poser notre vision du monde, il y a toujours quelque chose qui nous échappe. Quelque chose qu'on ne voit pas des yeux. Quelque chose qui, bien que l'on observe, on ne peut capturer que par la réflexion. Lors de poser leur vision du monde, beaucoup étendent leurs manteaux pour ne cacher à peine que la pointe de l'iceberg. Et puisque nous y sommes à poser des réflexions, je passerai ma vie à claironner que des yeux de lynx ne sont utiles que si l'on n'est pas intéressé par savoir ce qui se cache derrière ce que l'on voit.
Dans cette société, on se contente souvent de jeter un coup d'œil et de se laisser émouvoir, sans s'arrêter à réfléchir sur ce qui se cache derrière nos propres émotions. On arrive à les exprimer, certes, on franchit des hauts murs en les montrant à l'extérieur, on émeut les autres et on arrive à soulever d'autres émotions chez d'autres gens, mais ce sont rares ceux qui démontrent suffisamment de hardiesse pour avancer vers l'intérieur, pour s'infiltrer dans leur pensée et parvenir à toucher des doigts la racine. On extériorise, parce que ce qu'il y a dehors est ce que l'on voit, mais l'intériorisation nous effraie du fait que l'on n'a pas la moindre idée de ce que l'on va trouver dedans.
-Pourquoi y-a-t-il tellement de gens pauvres, madame?
La maîtresse détourna son regard vers moi, étonnée. Elle arrêta son discours et, après quelques secondes, elle sourit vaguement, se pencha vers moi et me regarda avec complaisance.
-C'est compliqué, euh, très difficile à expliquer. Écoute, je peux tout simplement te dire qu'il faut être solidaire, et donner aux pauvres dans la mesure du possible les choses dont nous n'avons pas besoin, pour qu'ils puissent vivre mieux. C'est bien pour cela que nous faisons tous ces projets à l'école, tu vois?-elle me montra les panneaux de solidarité avec les enfants pauvres du Congo que nous avions colorié et qu'elle avait pendu des murs la veille-.Pour ramasser des vêtements et des jouets que nous n'utilisons plus pour que les pauvres puissent s'habiller et jouer grâce à nous.
Elle me sourit doucement en attendant ma réponse.
-Et si on faisait des projets pour essayer de savoir pourquoi il y a des gens pauvres et on l'expliquait aux autres, vous ne trouvez pas qu'on pourrait tout arranger? Et alors il n'y aurait pas besoin de rien leur donner, n'est-ce pas?
La maîtresse jeta un coup d'œil autour d'elle cherchant la réaction des autres enfants, pendant qu'elle méditait une réponse qui puisse m'éclairer.
-C'est très difficile- dit-elle finalement-. Beaucoup de gens l'ont déjà essayé avant et, bon, ça n'a pas du tout bien marché. Les choses sont comme ça, ma chérie. Il n'y a pas grand chose que nous puissions faire à part d'être des bonnes personnes et prôner la solidarité -elle me montra à nouveau les panneaux, avec insistance, se releva, et remit en place sa veste verte en laine-. C'est bon, on reprend le cours.
Mme Iturrioz était une bonne personne. Je ne lui en veux pas pour la punition lorsque je me suis coupé les cheveux avec les ciseaux en cours. Elle nous aidait avec nos petits problèmes, et elle essayait volontiers de nous donner des conseils, quoique pas toujours très adroitement. Elle avait une vue perçante, presque comme un lynx, mais elle n'intériorisait pas. Aujourd´hui je me souviens d'elle. Je me souviens que c'est elle qui a accroché au mur ma rédaction après l'avoir lue à toute la classe avec enthousiasme. Comme elle n'intériorisait pas, sa vue ne lui a servi à rien, parce que cette rédaction je l'ai rédigée inspirée par la conversation que j'ai eu avec elle au sujet de la pauvresse, comme un argument silencieux, discret, presque comme un jeu. Dans cette si louée rédaction, après avoir raconté une histoire, j'avais choisi de finir par une phrase qui résumait l'essence de mon argument: "Si un homme a faim, ne lui donnez pas du poisson, procurez-lui une canne à pêche".
Et je me souviens d'elle aujourd'hui parce que je la vois, à travers la fenêtre d'un bar, se promenant dans la place. Curieusement, elle porte cette même veste verte en laine. Les années ne paraissent pas l'avoir trop abîmée. Je me demande qu'est-ce qu'elle en penserait de tous les projets dans lesquels j'ai été immergée pendant ces années. De mes intentions républicaines, de mes efforts pour changer le système, de le changer pour qu'il soit juste pour tous. De comment, suite à cette conversation pendant le cours, j'ai commencé à intérioriser.
Je me lève parce qu'il y a des copains qui m'attendent. J'avais déjà payé mon sandwich, donc je salue le garçon en quittant le bar. En traversant la place, je trouve un mendiant et je lui donne la moitié que je ne vais plus manger et quelques 65 centimes que je trouve en grattant mes poches, et je lui fais aussi bonjour.
-La dame de la veste verte m'a donné bien plus - sourit-il. On se connaît un peu, c'est un bon mec, même s'il fait des commentaires de ce genre.
-Je suis contente qu'il y ait des gens aussi généreux, alors -je lui souris aussi et mon sourire authentique se mêle d'un geste cordial d'au revoir pendant que je m'éloigne.
Et je me souris à moi-même aussi, parce qu'en silence, il y a quelque chose de spécial entre lui et moi. En silence, et avec mon travail, je lutte pour lui procurer une canne à pêche. En silence, et jour après jour avec l'appui et la conscience d'autres gens, je parviens à construire une société plus juste, j'ai parié pour le changement, pour la justice sociale, politique et économique. Il ne le sait pas, et peut-être qu'il n'en sera pas plus remerciant que des raccommodements ponctuels de mon ancienne maîtresse et de l'innocente bonté qu'elle étale sur la pointe de l'iceberg. Et, sincèrement, en ce moment précis, le fait que cela m'importe peu c'est quelque chose de quoi je peux me vanter. Parce que c'est cela même la solidarité.
Floyd