Histoire 16, nº 357, janvier 2006 (Mikel Rodriguez)
La Deuxième Guerre Mondiale arrivait à sa fin et le Gouvernement Basque abritait l’espoir de la proche chute de Franco. En prévision du changement de régime, il avait organisé un vaste réseau clandestin. Dans la France libérée, le Lehendakari (Président du Gouvernement Basque) Aguirre avait réussi à faire en sorte que l’OSS (1), les Services Secrets des États-Unis, entraînent une unité basque de commandos. Ces hommes, l’embryon de la future Ertzaintza (Police Basque), devaient entraîner à leur tour de petits groupes dans chaque ville, village et quartier, à leur retour triomphant de l’exil. Au printemps 1945, l’OSS commence à entraîner 120 Basques, au Château Rothschild de Cernay-la-Ville, à 30 kilomètres de Paris. Postérieurement, le gouvernement français permet de situer plusieurs groupes paramilitaires à la frontière, à condition de ne pas dépasser 50 membres par groupe. Sous le couvert de fausses entreprises forestières, ces hommes s’installent à Esterenzubi, Ainhoa, Banca et Irati.
À l’intérieur du pays, en 1943, un autre groupe avait été créé : l’Eusko Naia (Volonté Basque), constitué de gudaris (combattants) du PNV (Parti Nationaliste Basque) sortis de prison. Ils prêtèrent tous le serment suivant: «Je promets d’être prêt à appartenir à l’Organisation, à m’engager de toutes mes forces et à garder silence total, y compris au péril de ma vie. Je promets également que je ne chercherai pas à connaître des détails sur l’Organisation et que je me contenterai de savoir qui est mon supérieur immédiat (...) Si, pour quelque raison que ce soit, je venais à être séparé de l’Organisation, je promets de respecter sans discussion la mesure prise par mes supérieurs et à maintenir le secret sur les détails et les personnes membres de l’organisation, jusqu’au jour où je serai libéré d’une telle obligation par mon supérieur immédiat». Près de 600 serments furent ainsi prêtés en France. L’organisation reste inactive jusqu’en novembre 1944, où la police franquiste s’empare d’une liste que portait un maquis communiste.
Mais il y avait des organisations clandestines dans d’autres régions espagnoles, outre au Pays Basque et en Navarre. À Madrid, il y avait un groupe dirigé par Joseba Rezola et à Barcelone, un autre commandé par Txomin Letamendi et Sabin Barrena. Cette organisation comptait sur un important soutien international: Rezola se rendit même à Londres, dans un avion de la RAF, pour rencontrer les représentants du Parti Travailliste au gouvernement. Ils collaboraient étroitement avec les ambassades française, britannique et américaine, qui leurs fournissaient parfois des véhicules officiels et leur permettaient d’utiliser des valises diplomatiques. Ce réseau avait des contacts au sein de la Direction Générale de la Sécurité, du Ministère des Affaires Etrangères, des Prisons et des Colonies, et du Service de Documentation d’El Pardo, le groupe d’intelligence dirigé par Carrero Blanco. Leur activité était fondamentalement politique: leur objectif était de mettre sur pied une alternative au franquisme, acceptable par les Alliés, afin de destituer Franco. Pour ce faire, ils prétendaient constituer un gouvernement provisoire le plus ample possible. Ils maintenaient des négociations avec les Républicains, le PSOE, la CNT, les militaires et les secteurs monarchiques, aussi bien de tendance carliste que partisans du Roi Alphonse. L’efficacité d’une telle opération exigeait le passage d’informations et de personnes à travers la frontière française, qui était fermée.
L’une des figures indispensables de ces réseaux, outre les dirigeants et les responsables chargés de la collecte des informations, était certes celle du mugalari (2). Et l’un des «passeurs» de frontière les plus actifs est notre protagoniste, Paco Pérez Luzarreta. Vétéran de la Deuxième Guerre Mondiale, il aida des personnages très connus à traverser la frontière, tels que Carmen García Bloise, membre du Comité Central du PSOE, mais jamais personne ne parle de lui. Probablement parce qu’il n’est pas affilié et vu que sa militance antifasciste n’est associée à aucun parti, ces actions ne semblent intéresser personne. Seul l’artiste Jorge Oteiza s’intéressa à lui et il avait même envisagé de rédiger un scénario de film sur sa vie. Un projet qui, comme bien d’autres, l’artiste n’arriva jamais à faire réalité.
Francisco Pérez Luzarreta est né le 1er août 1922 à Jaurrieta, Navarre. Fils d’un carabinier et d’une couturière, il est encore enfant quand la Guerre Civile éclate, qu’il vit dans le camp des perdants. Exilé à Poitiers, après la chute d’Irun, il passe la fin de la guerre à Barcelone. En 1939, il retourne à Irun, avec sa mère et sa petite sœur. Son père et ses trois frères, plus âgés, sont enfermés dans des camps de concentration français ou mobilisés au Maroc. Une époque de représailles, de calamités et de désespoir commence. En 1943, profitant d’un permis durant son service militaire, il déserte l’armée et passe en France, avec deux camarades. Recruté par les Allemands à Bayonne, pour construire les fortifications du Mur Atlantique, il fuit et rejoint la clandestinité. En hiver 1944-45, il s’enrôle dans l’Unité d’Exilés basques de l’Armée Française, le Bataillon Gernika, où il participe comme Premier Caporal (3) à la Bataille de la Pointe de Grave.
En mai 1945, Paco fait partie des élus pour recevoir l’instruction d’élite au Château Rothschild, un énorme palais entouré de jardins, forêts et un lac. Les Services Secrets des États-Unis fournissent le matériel et leurs meilleurs instructeurs, parmi lesquels le Colonel Fairbanks, considéré comme la première autorité occidentale en arts martiaux. Sous les ordres du Commandant Warner, de l’OSS, ils reçoivent des cours de cartographie, de maniement d’armes à feu et d’explosifs et de techniques de combat. Certaines très innovantes, comme le jiu-jitsu y le judo. Il leur était formellement interdit de quitter les lieux et de communiquer par lettre où ils se trouvaient. Les exercices physiques occupaient la plupart de leur temps: course, saut, natation, aviron, combat au corps à corps, découpe de fil barbelé, contournement d’obstacles…
Le 8 juillet 1945, les Américains leur communiquent que l’unité est dissoute, sans explication officielle. Ils leur ordonnent de mettre le feu à leurs uniformes, dans la cour du château, pour effacer toute preuve de l’opération.
Mais Paco décide de poursuivre sa lutte antifasciste. Et comme il ne se sentait pas trop attiré par l’idéologie ni les méthodes du maquis communiste, il préfère passer des informations et des personnes à travers la frontière.
Maison-Caserne d’Urdax, où la Garde Civile
avait pour mission d’arrêter quiconque tentait
de traverser la frontière.
Paco ne connaît pas toute la vérité, car son travail exigeait d’ignorer le nom et le sens profond des opérations. Sinon, il n’aurait peut-être pas voulu poursuivre, dégoûté, ses missions risquées. Il se souvient, par exemple, d’une tentative frustrée de faire passer des représentants politiques, qui furent arrêtés sur une petite île au milieu de la Bidassoa. Il ne connaît pas la fin de l’histoire: il s’agissait de deux socialistes, qui devaient entrer en contact avec l’opposition monarchique à Madrid. La Délégation du Gouvernement Basque à Hendaye accueillit très mal la nouvelle. Il y avait tant d’espoirs déposés dans ces négociations, qui étaient considérées essentielles pour faire tomber Franco! En réalité, ils furent relâchés, le lendemain, en France. Car ni le Colonel Ibáñez de Opacua, ni le Général Yagüe, les Chefs Militaires ayant juridiction dans la zone, ne pouvaient se permettre qu’on les interroge à Madrid et que leurs noms soient dévoilés. Pour un mugalari, mieux vaut ne pas savoir que l’on n’est qu’un simple pion d’un jeu à la limite imperceptible entre alliés et ennemis.
Voici ses souvenirs, les souvenirs du muscle de la clandestinité:
«Chassez le naturel, il revient au galop», affirme l’expression et comme bon montagnard, de Jaurrieta, que je suis, j’ai toujours aimé me promener dans la montagne. Après l’entraînement de haut niveau reçu par les Américains à Rothschild, je me considérais un Tarzan et j’étais prêt à faire n’importe quoi. Je me croyais tout puissant et cependant je ne suis rien! Mais, à vingt ans, on est prêt à dévorer le monde et on se sent bien plus fort qu’on ne l’est. J’ai, en tout cas, eu du cran pour me battre.
Je n’ai jamais été affilié à un parti, mais comme je fréquentais Carlos Inchausti, qui avait été Maire-Adjoint du PSOE à Ormaiztegi, ont m’attribuait cette idéologie. Après la démobilisation, je logeais à l’Hôtel Sudamericano tout près de la gare d’Hendaye. Le patron était un «indiano», qui avait fait beaucoup d’argent. Il tomba malade et il avait besoin de transfusions de sang. Je lui en avais donné toute celle que j’avais pu et il me soignait à merveille. J’ai commencé à travailler à l’usine d’armes. Le propriétaire, qui s’appelait Uría, était nationaliste, comme la plupart des riches de la région. Je m’entendais très bien avec ses fils et il me permettait de m’absenter parfois du travail.
Comme à Irun on manquait de tout, on n’avait parfois rien à se mettre sous la dent. Je me souviens d’avoir passé la nuit avec un morceau de pain à écouter la radio, que j’avais saisie aux Allemands durant la Bataille de la Pointe de Grave. Comme j’étais grand connaisseur de la frontière et bon nageur, je la traversais quand je voulais. Le Gouvernement Basque m’a alors demandé d’exercer les fonctions de passeur de frontière. J’ai accepté et sans être payé. Je ne touchais donc pas un centime. Je le faisais pour l’amour de l’art, contrairement aux contrebandiers, qui ont même parfois tué l’un de leurs «clients». Il y avait, entre Irun et Hendaye, très peu de passeurs ne recherchant pas de bénéfice économique. Ils étaient pratiquement tous contrebandiers. Moi, j’avais fait la guerre plein de rage, pour mettre fin aux dictatures. Nous attendions avec impatience le départ de Franco. Notre aspiration était de rentrer chez nous la tête bien haute, tel que nous l’avaient dit les Américains à Rothschild, comme les défenseurs de l’ordre public d’Euskadi. Et les Américains nous freinaient, en nous disant que si agissions pour notre compte, il y aurait des représailles, des victimes…
Ma première mission consistait à rencontrer un responsable du PSOE à San Sebastián, qui s’appelait Mediavilla, pour lui donner des instructions et des informations. Ensuite, on m’ordonna de faire passer trois personnes qui étaient en péril. Le premier, un homme, qui vivait à Bilbao dans la clandestinité, depuis l’occupation de la ville 8 ans auparavant et ni n’avait même pas pu se faire recenser. Car, s’il était arrêté, il risquait d’être transformé en chair à pâté. Ensuite, un leader d’Eibar, Mendiola, poursuivi à tel point qu’ils lui rendaient la vie impossible. Il a failli se noyer en traversant la rivière et j’ai dû lui faire le bouche-à-bouche sur un îlot, en pleine nuit. On organisait les missions dans la maison du Commandant Ordoki (4). Je me rendais également à la Délégation du Gouvernement Basque à Bayonne et à Paris. À Paris, je logeais dans l’appartement de la rue Marceau (5), tout près de Notre-Dame, car l’autre appartement était réservé aux Américains (6). J’en profitais pour ramener des vêtements et de l’argent, donnés par les États-Unis pour les ex-combattants. Mais mes contacts étaient toujours des gens qui intervenaient sur le terrain, qui se «mouillaient» ouvertement. Je ne sais pas ce qui se passait dans les bureaux. Carlos Iguiñiz s’occupait de ces questions, de même que Rufino Pastor. Moi, mon principal contact était Ordoki.
Pour me déplacer à l’intérieur du pays, je comptais sur l’aide de Juanito Arroyo, qui était «Jefe de Abastos» (Chef des Halles) à San Sebastián. Il me procurait le fameux laissez-passer de «Zone Imperméabilisée», avec lequel je pouvais circuler à travers la frontière. Et, en cas de péril, je pouvais me rendre aux Halles de Sagües et m’y camoufler comme travailleur.
J’ai ainsi réalisé de nombreux voyages durant près de trois ans. Parfois, je traversais la frontière plusieurs fois par semaine. En général, je traversais le fleuve à gué, tout près de l’Usine d’Allumettes d’Irun. En hiver, il faisait tellement froid que j’avais les mains complètement engourdies. J’ai fini par me procurer un vêtement contre l’ypérite, qui était imperméable et me soulageait un peu. Je le cachais, après la traversée, tout près du fleuve ou dans un balluchon. À marée haute, je montais dans le train en marche, je m’enfermais dans les toilettes et je descendais, le train en marche, en Espagne. La plupart du temps, ma mission était de remettre des instructions à Mediavilla, qui m’attendait à la gare du «Topo» de San Sebastián.
J’ai passé ainsi plus de 50 personnes, mais c’était ce que j’aimas le moins. Il s’agissait toujours de cas graves. Je préférais aller seul, avec l’information, car je ne voulais impliquer personne, ni me voir impliqué par d’autres. Je ramassais généralement les personnes à Irun ou San Sebastián, mais je devais parfois me déplacer également à Bilbao ou à Eibar. Je commençais par leur donner quelques recommandations: «Avant tout, il convient de rester calme, car perdre les nerfs, paniquer, c’est le plus dangereux. Il faut avancer en file indienne, à une certaine distance les uns des autres. Et dans l’eau, on se débrouille?» Car, s’il est vrai que l’on traversait le fleuve à gué, la marée pouvait monter. En général, hommes ou femmes, ils se débrouillaient tous bien. Les personnes âgées étaient plus problématiques. J’essayais, d’ailleurs, de ne pas faire traverser des personnes de plus de 40 ans, car il vaut mieux que ceux qui t’accompagnent soient capables de réagir de la même manière que toi.
Plus que la surveillance, les problèmes et les risques étaient surtout causés par les gens que je devais passer. Une nuit, avec un type de Tolosa, Leontxo González, en sautant un fossé, il tombe et s’écrie: «Je me suis cassé une jambe et je ne peux pas marcher!» Et, effectivement, il s’était cassé la jambe! On était à 8 Km d’Irun, il était plus lourd que moi et j’ai dû le porter sur le dos ! Je le dépose chez mes parents et, deux jours après, je l’emmène à Urnieta. Ce Leontxo passait en France pour des raisons politiques, mais aussi parce qu’il voulait fuir de son épouse et refaire sa vie. Comme il ne pouvait pas sortir, il commença à s’énerver. Il me dit qu’il n’en pouvait plus et qu’il voulait aller faire un tour à San Sebastián. Dans le quartier de Sagües, il se retourne et il me dit que deux policiers le suivent. «Moi, ils ne me connaissent pas, je luis dis. Séparons-nous et essaie de t’en débarrasser». Je cours me cacher aux Halles et je vois qu’il se fait arrêter. Au Commissariat, lors de l’interrogatoire, il donne mon nom. Il est ensuite conduit à la prison d’Ondarreta.
La police part à ma recherche. J’étais dans une pension de San Sebastián, un endroit peu sûr, mais je ne voulais pas traverser la frontière car elle était certainement plus surveillée que jamais. J’ai alors pensé que pour dérouter l’ennemi rien de tel que de le surprendre par l’arrière-garde. Le lendemain, au lieu de passer en France, je présente une demande d’autorisation pour visiter les prisonniers et je me rends à la prison, où je me fais passer pour le cousin de Leontxo. La tête qu’il fait en me voyant! Il me dit que je dois partir au plus vite et je luis réponds: «Calme… c’est ici le meilleur endroit pour moi aujourd’hui».
Une fois, je devais faire passer deux hommes de Bilbao, d’un certain âge. Des hommes d’affaires importants, de la Compagnie de Navigation Sota, je crois. Ils avaient quelque chose à voir avec l’opposition monarchique. Je ne les voyais pas capables de me suivre, alors je leur dit: «Nous allons traverser à un endroit insolite, là où personne n’imagine qu’on puisse le faire». Sur le Pont International, longeant la voie ferrée, se dressaient encore les barbelés allemands. Avec un outil, que je m’étais procuré à l’hôtel, je commence à couper les fils et je leur dis de faire de même. Je me mets ensuite à ramper comme un serpent et je me faufile entre les rails et un pilier du pont. Je sentais leur présence derrière moi. En arrivant à la gare du «Topo», je me lève, la marquise derrière moi, pour couvrir ma silhouette. Et eux, ils de lèvent aussi, avant d’atteindre la marquise! La lune les éclaire et les gardes les voient: «Halte!» Et ils se font arrêter touts les deux. «Merde! Quels cons…!»
Une autre fois, tout a failli mal finir. Je devais faire passer deux hommes politiques de France en Espagne. On avait déjà traversé deux bras de la Bidassoa, on se trouvait au milieu, les pieds dans la boue et, alors qu’on s’apprêtait à entamer le dernier tronçon, deux Gardes Civils surgissent: «Halte ou nous tirons!» Moi, qui avais toujours la précaution de me barbouiller de boue le visage, car c’est ce que l’on voit le mieux la nuit, je leur dis de faire demi tour, qu’ils n’oseraient jamais tirer vers la France. Mais eux, ils continuent, en direction des gardes, qui les arrêtent. Moi, je m’empresse de retourner sur mes pas.
Une fois, j’avais 13 personnes à passer, 8 hommes et 5 femmes. Certains poursuivis pour des raisons politiques, d’autres voulaient se rendre en France pour des raisons économiques. Organiser le tout fut un vrai calvaire. Je les accompagne jusqu’à la gare d’Irun, où je leur donne les instructions opportunes. Au pied du Mont San Marcial, je les camoufle entre les arbres. Je vais chez moi, prendre un corde. La nuit, je les conduis jusqu’à Lunda, à deux kilomètres de Béhobie. Il y avait là deux champs séparés par une haie, qui étaient bien pour descendre, car lorsqu’une voiture passait, les phares permettaient de voir où se trouvaient les Gardes Civils. On atteint la rive du fleuve et je les cache entre les roseaux. J’attache la corde et je traverse la rivière. Je leurs dis: «Maintenant, vous vous déshabillez, vous faites un balluchon avec vos vêtements et vous traversez». Ils traversent, mais comme nous sommes un pays très bavard, ils ne savent pas se taire et ils font tellement de bruit que deux gendarmes se pointent. Moi, je fuis vers Hendaye et à Biriatou, une amie, Escola, me cache dans son grenier. Le lendemain, son fils me donne un vélo, pour sortir de la ferme comme un travailleur quelconque, sans éveiller de soupçons.
Il y a eu aussi un cas tragique, un jeune qui est mort noyé. Il s’agissait du fils d’un médecin de Bilbao. Caché dans une rigole de la Bidassoa, il voit, une nuit, que je passe quelqu’un et il me demande de l’aider. La vérité c’est que ramasser quelqu’un sur la route, un inconnu, c’était plutôt risqué, car il pouvait s’agir d’un infiltré. Mais c’est quelque chose dont on s’aperçoit dès les premières paroles. J’accepte, mais à condition qu’il sache nager, car la marée commençait à monter. «Bon… un peu…, me dit-il» Un peu? On pénètre dans le fleuve et, arrivés au dernier tronçon, où l’eau arrive force, le courant l’emporte. On l’a trouvé le lendemain noyé et la police accusa un célèbre contrebandier, appelé Iguíñiz, qui fut arrêté en France pour assassinat. J’ai dû me rendre à la Gendarmerie pour clarifier les choses.
Ibáñez de Opácua et Ortega étaient les Chefs de Frontière. Ibáñez évitait les complications, quoique cependant plus déplaisant qu’Ortega. Et puis, il y avait les Officiers de l’Armée, qui étaient intraitables. L’un de ces officiers, le Capitaine Serrador, était tout spécialement redoutable. Il éliminait immédiatement les suspects. Il poursuivait les passeurs pour les cribler de balles. C’est ce qu’il a notamment fait avec Etxegarai, à Lunda. Il a été abattu froidement. Raison pour laquelle ma mère souffrait énormément. Lorsqu’elle entendait les coups de feu, elle pensait. «Espérons que ce ne soit pas Paco!» La police connaissait tout mon manège, car les mouchardages passaient de part et d’autre de la frontière. Ils s’échangeaient les informations, c’étaient des canailles, des deux côtés.
Les soldats, par contre, à moins d’être envahis par les nerfs, ne tiraient pas. Mais la Garde Civile oui. Ils m’ont tiré dessus à bout portant. Une fois, je descendais seul de Lunda, longeant les haies qui divisaient les champs. J’ai mal calculé et, soudain, j’aperçois deux silhouettes. Je ne sais pas exactement combien de balles ils ont vidé sur moi ce jour là ! J’ai pris mes jambes à mon cou et si je montre à quelqu’un les endroits que j’ai traversés en si peu de temps, sûr que personne ne me croirait ! Mais, en situation de péril, tes forces se multiplient. Aucun projectile ne m’atteint. J’arrive donc, sain et sauf, au Mont San Marcial, la bouche pleine d’écume, tellement j’avais couru. Je vois une pomme par terre, je me penche pour la ramasser et la mordre, pour me rafraîchir la bouche et, lorsque je relève la tête, je vois deux tricornes entre le maïs! Grâce à la pomme, j’ai sauvé ma vie ce jour-là. C’est la seule fois où on m’a tiré dessus à bout portant.
J’ai été arrêté deux fois. La première, au poste frontalier de Dancharinea, avec une femme et sa fille, dont l’époux était en France. Le Brigadier de la Garde Civile avait des soupçons et il me demande: «Vous, qui êtes-vous?» Ma réponse n’arrive pas à le convaincre et il me dit: «Moi, je reconnais tout de suite les brigands». Et, merde, en face, il y avait la police. Ils les appelle: «J’ai l’impression que cet individu est plutôt louche, un drôle d’oiseau, à mon avis». Ils m’introduisent dans la guérite, qui leur servait de Commissariat. Ils me demandent de leur montrer mes papiers et, en les regardant de près ils s’exclament: «C’est des faux documents! Ne bougez pas. Asseyez-vous, si vous voulez, nous on va appeler la Garde Civile d’Urdax». Je me méfais de ceux d’Urdax, qui me connaissaient bien et je savais qu’ils pouvaient me mettre une balle dans le corps. Je me suis dit: «Paco, tu dois sortir d’ici à tout prix». Les deux policiers étaient assez malingres et moi j’étais en bonne forme, tant offensive que défensive, et parfaitement capable de me tirer d’une telle situation, grâce aux arts martiaux que j’avais appris des Américains. Mais j’ai toujours pensé qu’il ne faut faire courir le sang qu’en dernière instance. Je leur dis, alors, que puisque je devais attendre, je voulais aller pisser. Aux toilettes, il y avait une fenêtre assez haute. Je bondis de telle manière qu’un chat serait incapable de faire un saut pareil et je tombe sur des barriques. Un autre bond et je me retrouve dans la taverne du côté français. Là, le cœur battant à tout rompre, je prends un verre. Tout près, il y avait un groupe du Gouvernement Basque, à Ainhoa, et je décide de m’y rendre. Mais avant, en sortant, sur le pont, je sors mon mouchoir et je fais mes adieux à la police espagnole, avant de poursuivre mon chemin.
J’avais à peine fait un kilomètre, que je me fais arrêter par la Gendarmerie: «Veuillez nous accompagner». Et retour au poste frontalier, du côté français cette fois. «On nous dit que vous êtes un criminel dangereux et on nous demande de vous remettre». Je leur dis qu’ils pouvaient le faire, mais que l’on risquait de ne pas sortir vivants, aucun des trois. Comme je vois qu’ils hésitent, je leur demande de me laisser appeler la Délégation du Gouvernement Basque à Bayonne, où ils pourraient leur dire qui j’étais et ce que je faisais. Et je les accuse d’avoir été collaborateurs des Allemands et de se faire maintenant appeler «Ordre Public». Ils me conduisent à Espelette et pareil: je dis à leur chef qu’ils ne sont que des lâches, qu’ils n’ont rien fait pour la patrie, que nous, nous avons risqué notre peau et qu’on continuait à le faire. Et qu’eux, ils n’arrêtaient pas de nous mettre des bâtons dans les roues, au lieu de nous aider. Je suis finalement conduit devant deux Gendarmes de la Brigade Spéciale de Bayonne et là, le Chef les engueule et leur dit la même chose que moi: «Ce jeune est en train de risquer sa vie et il faut l’aider!»
La dernière fois qu’on m’arrêté c’est à cause d’un mouchardage. C’était la fin de l’année 1948 et on était cinq dans la montagne. Moi, je portais des documents que Mediavilla m’avait remis. Un peu avant d’arriver à Lesaca, on observe comment un fermier emprunte un sentier qui mène au village. Là, il prévient qu’il a vu cinq individus qui pourraient être des maquisards. Les forces militaires du haut Ibardin sont mobilisées. Je n’avais pas l’habitude d’utiliser ce passage, je l’avais emprunté trois fois seulement et, normalement, on aurait dû passer avant le déploiement des soldats. Mais l’un du groupe souffrait d’asthme, il traînait et ils nous fit prendre du retard. Tout près de Vera del Bidasoa, on nous coupe la route au-dessus d’Endarlaza. On avançait sur le sentier qui longe les anciennes mines et, soudain, je vois pointer un fusil-mitrailleur et un soldat qui fait le geste de lancer une grenade. Je crie: «Halte, on est désarmés, on va travailler en France, on n’est pas des guérilléros, on ne porte pas d’armes et on ne va rien vous faire!» Et au type de la grenade: «Attention avec cette grenade, on risque tous de voler en éclats!» On l’a échappé belle parce qu’il s’agissait de quatre soldats, car la Garde Civile aurait ouvert le feu sans poser de questions. Il y avait deux retardataires. Celui qui souffrait d’asthme arrive à rejoindre la frontière et, à bout de souffle, il s’assoit sur la borne. C’est là que le trouve la patrouille. Ils lui demandent ce qu’il fait là et il leur dit qu’il était berger et que son troupeau se trouvait dans les alentours. C’était tellement absurde qu’il se trouve assis, tranquillement, juste sur la borne-frontière, qu’ils l’ont cru. Et il a pu ainsi s’échapper.
La nuit, alors que les soldats nous croyaient endormis, je demande aux deux autres s’ils étaient prêts à s’échapper. Ils avaient peur et ils pensaient que cela ne valait pas la peine de risquer sa peu. Pour éviter toute responsabilité, je me mets alors à creuser un trou dans le sol, avec mes ongles, pour y enterrer les documents de Mediavilla. Les soldats ne nous avaient pas fouillés. Le lendemain, ils m’emmènent à la baraque des militaires d’Ibardin. Après, au Commissariat de Vera. Et ensuite au Commissariat de l’Avenida de Navarra à Irun, où ils m’enferment dans un cachot d’un mètre carré, comme ceux utilisés par la Gestapo, très humide. Ils me sortaient de là toutes les nuits et m’interrogeaient, le Commissaire Manzanas (7), Bazán et un Commissaire en Chef venu de San Sebastián. Je craignais que, s’ils arrivaient à me faire avouer tout ce que j’avais fait, je risquais de passer, dans le meilleur des cas, de longues années en prison.
Ils m’ont interrogé durant quinze jours, sur les routes à travers lesquelles je faisais passer les armes et la propagande. Je passais toute la journée dans le cachot et la nuit ils m’interrogeaient. Manzanas me disait que j’étais l’individu le plus cynique qu’il avait jamais vu, que j’avais un sacré culot. Ils m’ont dit aussi que s’ils avaient parfois utilisé la violence c’était la faute du prisonnier, qui avait tenté de s’emparer de leur revolver. Ils ne me touchaient pas et Manzanas me dit: «J’espère que tu t’en souviendras, quand tu sortiras d’ici et que tu raconteras à tes acolytes comment nous t’avons traité!» Ils se comportaient ainsi car, à la fin de l’année 1948, le Régime commençait à s’affaiblir et ils ne savaient pas réellement ce qu’il allait devenir. Ils craignaient que les gens commencent à leur cracher dessus ou qu’on veuille les tuer. Cinq ans avant ou cinq ans après, je ne serais plus là pour le raconter. Après les interrogatoires, j’ai passé quatre mois à Ondarreta.
Finalement, je fus condamné à seulement cinq ans de liberté surveillée, pour passage illégal de la frontière, avec ordre de confinement à Barcelone. Ni prison, ni personne m’accusant de quoi que ce soit. Ils ont même oublié que j’étais déserteur de l’Armée franquiste. Je n’ai respecté le confinement que deux ans, car j’ai été opéré d’un rein et, convaincu que j’allais mourir, je suis rentré à Irun avec toute ma famille. Et je raconte mon cas au Commissaire, qui s’appelait Carretero. Je lui explique que j’avais violé l’ordre de confinement, qu’il pouvait faire ce qu’il voulait, mais que moi je n’avais pas l’intention de bouger de là. Il examine mon dossier et me dit: «Drôle d’oiseau! Vous avez fait tout ça tout seul? Bon, comme vous venez de perdre un rein et que vous êtes convalescent, vous pouvez rester». Et, à partir de là, ma vie est devenue plus «normale».