Histoire 16, nº 296, décembre 2000 (Mikel Rodriguez)
«Les divers partis communistes, les brigades internationales, les intellectuels de gauche… tous agents – voire bourreaux – du stalinisme». Les mouvements historiographiques en vogue et les écrivains créateurs d’opinion nous bombardent avec cette idée. Il y a quelques années, le communisme et le fascisme étaient considérés comme comparables. Actuellement, bien des «premières plumes» ne se contraignent plus et situent le communisme à l’échelon le plus bas de la dégradation humaine: «Hitler et Franco étaient exécrables, mais les communistes alors!»
La «fin de l’histoire», annoncée par Fukuyama, avec son convenable message «le capitalisme et les lois du libre marché sont la réalité finale et inamovible», nie l’apparition de tout autre modèle dans le devenir humain. L’idée selon laquelle nous vivons dans le meilleur – ou le seul – monde possible n’est certes pas neuve. Hegel considérait déjà que l’ «idée absolue» avait été façonnée par l’État prussien et nous n’allons pas contredire les puissants propagateurs de cette «bonne nouvelle».
Mais la défense de ceux qui ont été assassinés ou qui ont passé vingt ans de leur vie en prison pour leurs idéaux, à une époque où s’opposer au pouvoir signifiait mettre sa vie en péril, mérite quelques lignes. La défense de ces hommes et de ces femmes, qui ne luttaient pas pour la Dictature du Prolétariat, mais pour les libertés et la démocratie. Des hommes et des femmes qui vivaient misérablement en prison ou dans la clandestinité, dévorés par les punaises, et non pas à l’ «Hôtel Lux» de Moscou (1). Des êtres humains qui, s’ils ont eu la chance de survivre, doivent maintenant supporter une pléiade d’ «opposants posthumes du Général», qui prétendent les forcer à avoir honte de leur lutte et de leur militance. Dans un vraisemblable souci de permettre à tous ces démocrates «ex novo» de refaire l’histoire à leur guise.
Mais comme l’autodéfense fait partie de la tradition révolutionnaire, laissons à ces « perfides agents du stalinisme » nous rappeler leur trajectoire.
Marcelo Usabiaga Jaúregui (Ordizia, 1916). Installé à Irun, il rejoint le PCE en 1933. Durant la Guerre Civile, il combat au front dans le Nord, le Centre et à Valence. En 1944, il se retrouve dans un détachement pénal à Arrona (Gipuzkoa).
«Au détachement pénal, on travaillait pour une entreprise de construction, «ABC», qui construisait des routes et reconstruisait des «régions dévastées», créé par les Franquistes pour gagner de l’argent. Moi, j’y purgeais une peine de 30 ans et nous avons commencé à réaliser des sabotages contre l’usine de ciment, car ils envoyaient des matériaux au «Mur Atlantique» des Allemands. Le Parti fonctionnait au sein du détachement depuis 1943. Nous étions en train de construire une ligne aérienne pour le transport des pierres dans des wagonnets suspendus. Nous avons contaminé le ciment de telle sorte que les pilastres se sont effondrés. Nous avons également, à deux reprises, fait tomber en panne le moteur électrique du broyeur de pierres, interrompant ainsi la production. Le moteur brûlé deux fois a mis aux responsables la puce à l’oreille. Un jour que je travaillais au bureau, quelqu’un m’a dit: «Marcelo, j’ai entendu mentionner ton nom». Alors, nous avons réuni les camarades et nous avons commencé à préparer la fugue. Le Parti n’était pas organisé dans la province et il ne pouvait pas nous aider. Nous avons donc décidé de passer en France à nos risques et périls, quatre d’entre nous: Orozco, Iglesias, un autre de Malaga dont j’ai oublié le nom, et moi. C’était en septembre 1944.
Je connaissais bien la frontière, car j’habitais à Irun, et ce fut donc facile. Les Français nous enferment dans un camp de concentration. Mais, à un moment donné, une colonne allemande contre-attaque et les Français nous demandent, aux prisonniers espagnols, de les aider. Je leur dis que d’accord, qu’ils nous donnent des fusils et que nous irons nous battre. Finalement, les Allemands se retirent vers le Nord. Mon idée, à vrai dire, était de me reposer un moment en France et, ensuite, de lutter contre les Allemands là-bas.
Nous nous sommes alors rendus à Pau, où j’ai rejoint la Division des Guérilleros Espagnols. Leur Commissaire Politique était « Esparza », nom de guerre de Gómez, l’un de mes amis intimes. Je lui dis qu’en Espagne il n’y avait plus rien à faire et il me répond: «Écoute, ne répète pas ça à haute voix, car si tu racontes ce que tu viens de me dire, tu risques d’avoir des ennuis». Quelques jours plus tard, un tel Lecumberri arrive. Je me trouvais à l’ «Hôtel Bristol», le poste de commandement de la Division. On m’appelle pour me dire: «Marcelo, il y a en bas un camarade, un de tes compatriotes, qui dit des choses terribles et qu’il faut aller tout de suite en Espagne, qu’Eibar est tombé…» Et moi, qui avais été emprisonné à 20 Km d’Eibar je m’exclame «C’est pas vrai!» et je vois un type, aux grandes épaules, qui prétend faire passer un groupe en Espagne, pour «s’emparer d’Eibar en dix minutes».
J’ai passé des semaines horribles. On me disait que, en prison, j’avais perdu le moral, qu’eux ils avaient appris à se battre en France, etc. Durant près d’un mois, j’ai enseigné aux guides comment traverser la frontière en esquivant les carabiniers. Mais j’avais été désigné pour retourner en Espagne, avec un groupe de guérilleros (2). Et je disais à «Julio» (3): «Putain! Tu sais ce que c’est que d’aller à San Sebastián, à onze, un revolver en poche? J’ai fui de là il y a un mois! C’est un crime!» Et il me comprenait, mais il me disait que les Commandants de la Division avaient ordonné le départ de tous les Espagnols et que cela concernait tout le monde. C’était incroyable, mais comment refuser? Moi, qui venais d’échapper à la prison, comment ne pas y retourner si on me le demandait? J’ai traversé une dure période, psychiquement parlant. J’étais foutu. Aux réunions, je ne disais pas réellement ce que je pensais. Finalement, je me suis dit: Je suis un combattant et je vais combattre. Un point c’est tout. Je ne vais pas me mettre maintenant à discuter. Pas de chance, c’est tout.
Ils avaient une vision politique absurde de l’Espagne, une ignorance totale. Je me souviens encore des propos de Nuñez Escurza, Vallador, de leur triomphalisme… Ils parlaient de leur victoire contre l’armée allemande, mais ils ne connaissaient pas l’Espagne. Le seul qui semblait voir le poids de la situation était Vallador, qui déclara: «Si la guerre s’achève et il n’y a pas en Espagne une province, une forteresse, un noyau, ou quoi que ce soit, prêt à lutter contre le franquisme, les démocraties, comme elles l’ont fait durant la guerre, appliqueront leur stratégie de «non-intervention» et finiront par s’allier avec Franco». La seule faille de son estimation est que la possibilité de créer cette situation de guerre réelle n’existait pas.
Lors de la répartition des fonctions au sein de notre groupe, Barroso fut désigné Commandant, Lapeira Chef d’Organisation et moi Chef d’Agitation/Propagande. Nous n’avions pas d’objectifs concrets. On n’avait parlé que d’attaquer des banques pour obtenir des fonds, car nous n’avions pas un centime. Un contrebandier, Benac, nous aida à traverser la frontière, moyennant 1.000 Pesètes par tête. Le Commandant de la «Brigade Basque», Ordoqui, est le dernier Espagnol que je vis avant d’embarquer en France. Lorsque je m’apprêtais à monter dans la barque, il me dit: «Marcelo, j’ai l’impression que cette aventure va mal finir».
Le premier groupe était formé par Pedro Barroso, Regino González, Javier Lapeira, Alfredo Gandía et moi. Le lendemain, cinq autres hommes et une femme nous rejoignent. Chacun d’entre nous porte un «naranjero» (fusil-mitrailleur) avec chargeur, un revolver et, dans le sac à dos, deux autres chargeurs et deux grenades. Durant le débarquement, l’un d’entre nous perd son chargeur, un incident qui aura des conséquences postérieures. Nous passons la nuit dans une ferme et je commets une maladresse: convaincu de la forteresse physique et morale de mon ami Pepe Aguilar, grand combattant et de totale confiance, nous envoyons la fille de la ferme le chercher. Il arrive le lendemain et il s’engage à nous trouver un appartement à San Sebastián. Mais, lorsque nous arrivons à l’adresse en question, les propriétaires nous disent que nous ne pouvons pas y rester. Benac, qui était contrebandier, me dit qu’il se méfiait. Et on se retrouve, à 11 heures du soir, dans la rue, cinq types, un revolver en poche, à la recherche d’un endroit où passer la nuit! Nous nous rendons à un deuxième, puis à un troisième appartement. Finalement, dans une quatrième demeure, où habitaient des parents de Regino, on nous permet de rester. Le problème c’est que, dans tous les appartements où nous étions passés, nous avions dit où nous allions, pour que le second groupe et Benac, qui transportait les armes, puisse nous trouver.
Entre-temps, la police avait trouvé la ferme et arrêté la fille et Pepe Aguilar. Et ce dernier, suite au passage à tabac ou pour la raison que ce soit, met la police sur la piste du premier appartement et, à partir de là, elle suit tout notre parcours et nous trouve. Regino, sa famille et moi, nous sommes arrêtés, par la police politico-sociale d’Irun, commandée par Melitón Manzanas, qui entre dans la demeure à huit heures et demie. Et à neuf heures, Lapeira, rentrait de Bilbao, où il avait établi des contacts. Pas de chance. Les oncles de Regino, la cousine et nous deux, avec les quatre policiers, on n’entrait pas dans la voiture. Manzanas dit alors au chauffeur: «Va chercher deux taxis à l’Avenue!». Et c’est à ce moment là que Lapeira revient. Il ne voit rien de louche et il monte. Et il se fait arrêter lui aussi. S’il arrive un quart d’heure plus tard, il se sauve. Et s’il vient cinq minutes avant et il voit la voiture de police stationnée devant la porte, il s’en va.
Le reste du groupe est arrêté à Bilbao et à Eibar. Lecumberri, au lieu de s’emparer d’Eibar en dix minutes, se fait arrêter en dix minutes. Nous sommes très amis et, malheureusement, nous avons passé de longues années en prison à plaisanter avec ça. Un vrai désastre. Des tas de personnes sont arrêtées, qui n’étaient même pas collaborateurs actifs, ni de liaison, tout simplement des amis, des connaissances, qui avaient parlé avec nous. Seul Gandía (4). réussit à se sauver. Manzanas nous bombarde, Regino, Laperia et moi, de questions. Ils me «promènent», attaché, à travers la ville d’Irun, à trois heures du matin. J’étais convaincu qu’ils allaient me fusiller. Dans les installations militaires, je n’arrêtais pas de penser à ce que nous avions mal fait. Après m’avoir ordonné de me déchausser, ils me marchent sur les pieds et me passent à tabac. Je ne leur donne aucun nom, malgré la grande pression à laquelle je suis soumis, car ils pensaient que les noms des collaborateurs de liaison c’était Lapeira qui les connaissait, puisque c’était lui qui était allé à Bilbao. Il est violemment battu, mais il ne dit rien non plus.
Et alors, je reçois la visite du Coronel Ibáñez, qui était le Deuxième Chef de Frontière, connu de ma famille. Il entre dans la pièce hors de soi: «Tu es fou! Vous êtes fous! Qu’est-ce que vous êtes venus faire ici? Tu vas payer ça cher! Ta tante m’a dit de venir te voir, mais ne te fais pas d’illusions, hein? Vous êtes foutus! Un Conseil Sommaire va être convoqué en 48 heures et vous allez être fusillés! Vous savez que je ne suis pas fasciste, je ne fais pas partie de la Phalange, j’ai toujours été monarchique, mais…». Et moi, tremblant de trouille. Je suis conduit à la prison d’Ondarreta, devant le Directeur Ramón Otalora, que j’avais connu lors de ma condamnation à Valence, accompagné du Chef de Servie, Echarte, un brave homme, qui me disait: «Tu as fais une belle connerie. Pourquoi es-tu revenu?» Et le Directeur lui dit: «Celui-là, enfermez-le dans le pire coin de la prison, le pire trou, où il ne puisse voir un seul rayon de soleil, pour qu’il y pourrisse!» Je me suis retrouvé dans une pièce pleine de cercueils. Putain! J’ai pensé à nouveau qu’ils allaient me mettre une balle dans la tête!
En attendant le procès, ma préoccupation était de savoir si je pourrais mourir avec courage. Dans mon cachot, j’imaginais la pose que j’allais arborer face au peloton. Enfermé toute la journée dans ma cellule, j’étais convaincu qu’il n’y a avait pas d’issue, car ils en avaient fusillé d’autres pour bien moins. Mais, il se fait que, l’un de ceux qui étions venus de France – moi pas, je le jure – portait une liste sur laquelle figuraient nos onze noms, signée par chacun d’entre nous, avec le «salaire» que nous touchions chacun en Francs. Incroyable! Et Laperia et moi, on a sauvé notre peau parce que le contenu de ce document, présenté comme preuve durant le procès, était le suivant: «Barroso, Commandant; Gandía, Capitaine ; Regino, Lieutenant; Usabiaga, Lapeira... soldats». Et, donc, le salut: «Moi, bien sûr, soldat, je faisais ce que mes chefs me disaient». Si au cours de l’enquête ou à la suite des déclarations, on venait à découvrir que j’étais venu comme Chef d’Agitation et Lapeira comme Secrétaire, les choses auraient été bien différentes. Ce papier servit de circonstance atténuante. Vingt ans et un jour. Il est vrai que la guerre avait pris fin et que Franco ne pouvait peut-être plus continuer à fusiller sans répit. Une impression que l’on peut avoir aujourd’hui, mais à l’époque, les pelotons ne cessaient de fonctionner à plein rendement.
Alors que j’étais en train de purger ma peine, on me conduit un jour au Tribunal. Et là, un homme me saisit par les épaules et me dit: «Tu ne me reconnais pas? Salaud! Fils de pute!» Au premier abord, je ne le reconnais pas, car il était défiguré, plus maigre et sans moustache. «C’est moi, on a bu des bières ensemble!» Il s’agissait d’un tel Zulueta, un officier franquiste, qui s’était infiltré à l’UNE et qui, quand il fut découvert, sauva sa peau in extremis. «Je sais que ce n’est pas toi, je le sais, mais je vais parcourir toutes les prisons d’Espagne et attraper les salauds qui l’ont fait! Et je vais les bousiller! Regarde comment vous m’avez laissé les mains! Vous m’avez martyrisé! Mais vous allez me le payer!»
Je devais être transféré, aux côtés de tous les fugueurs, à la prison de Chinchilla, une prison des plus funestes. Mais, alors que j’attendais que la Garde Civile m’y conduise, les prisonniers, ne supportant plus leurs conditions, mirent le feu à la prison et y périrent. On peut imaginer leur désespoir! Je fus alors conduit à la prison de Puerto de Santa María et, ensuite, à Burgos, où Franco avait rassemblé les prisonniers communistes.
Notre position, au départ, était très rigide, sans la moindre collaboration. Il fallait défiler en uniforme devant le Directeur, le dimanche? On se présentait, mille types, les uniformes déchirés et les boutons arrachés. Les «bonnes» sœurs nous traitaient mal? Nous pire encore! On refusait de jouer au football et d’aller à l’école. On s’asseyait dans la cour et chacun enseignait aux autres ce qu’il savait. Moi, je donnais des cours de comptabilité. Aucune collaboration. Punis sans visites? Et bien, sans visites!
Mais en 1949, la politique de «guérilla» prend fin et on commence à envisager la lutte pacifique et la possibilité de s’infiltrer dans les syndicats verticaux. Franco est reconnu internationalement et cela nous démoralise. On ne l’avouait pas publiquement, mais c’était la vérité. L’ambiance était plutôt fataliste et on attendait tous un recours en grâce: «Espérons que le Pape vienne!» Et on commença à aller en classe, tout en continuant à donner certains cours nous-mêmes. À la prison d’El Dueso, il y avait même des cours de physique nucléaire. On se mit à travailler dans un atelier d’artisanat, à organiser un championnat de football entre les brigades… On commença à collaborer et une étape complètement différente s’amorçait.
Francisco Zayas et moi, nous créons un atelier d’artisanat. Très modeste, au départ: une douzaine de personnes dans une petite pièce. Un «bricoleur», Aquilino Gómez, m’enseigna le métier. Très vite, nous avons vu que cela pouvait être la solution à notre manque d’argent. On vivait en communes: «Tu reçois combien? – Vingt sous». On mettait l’argent en commun, une moyenne de 150-160 Pesètes, et on le partageait. La Direction du Parti nous donna carte blanche. On fabriquait des cadres, des lampes, des cartes du monde… Nous avons ensuite pensé que c’était la meilleure manière de sortir des informations de la prison. Moi, lorsque j’étais privé de communication pour fugueur, j’ai obtenu l’autorisation pour faire des résumés de livres. Et pour pouvoir inclure un plus grand nombre de résumés dans un seul cahier, j’ai commencé à écrire de plus en plus petit. Je me suis ainsi aperçu que, à l’aide d’une loupe, je pouvais écrire plus petit encore. Et je suis ainsi devenu copiste. Écrire pour l’extérieur était une nécessité. Nous sortions des informations cryptées sur les évènements de la prison : dénonciations – un prisonnier malade, un autre passé à tabac…-, politique carcérale, mouvements d’opinion au sein du Parti, etc. Moi, je me limitais à copier tout ça le plus petit possible, sur des bandes de papier que nous introduisions dans les cadres. Une méthode tellement efficace que les autorités pensaient que nous diffusions les nouvelles par radio.
Au début, on rédigeait «Mundo Obrero» à la main, en neuf exemplaires, un pour chacune des Brigades. Mais je me suis souvenu que, à l’École de Commerce, au cours de Chimie Pratique, on nous avait expliqué qu’en mélangeant de la glycérine et de la colle de poisson on pouvait fabriquer une planche et que si on dessinait dessus avec de l’encre, les dessins pouvaient être reproduits. Pourquoi ne pas essayer? J’ai donc écrit à ma mère: «Prends toutes les précautions nécessaires et achète les produits suivants. Puis, tu me les fais parvenir, séparément». Et cela a marché! Et nous avons ainsi publié «Mundo Obrero» sur planches!
En juillet 1960, plus tard que ce qui me correspondait, je quitte la prison. J’avais passé, au total, plus de 20 ans enfermé. Mais je ne me plains pas. Tout s’est très bien passé après pour moi et je suis là, maintenant, pour le raconter. Quant à notre pays et au monde en général, comme dit mon ami Alberto Quesada, qui fut Commissaire de Guerre à l’âge de dix-sept ans et avec lequel j’ai partagé, plus tard, de longues années dans la prison de Burgos: «En attendant que les poètes dirigent le monde, nous sommes perdus, il n’y a rien à faire». Mais il faut se rebeller contre la réalité.
Eduardo Aparicio Zamarreño (Salinas de Leniz, 1916). Membre des Jeunesses Socialistes, il rejoint le PCE au début de la Guerre Civile. Après la défaite, il passe en France. En 1941, il organise le PCE dans la Légion Étrangère. En 1943, il se trouve en Afrique française.
En 1943, plusieurs groupes se préparaient pour débarquer à Sierra de Ronda. Le premier commandé par Ramón Vía, le second par Robles et je devais prendre en charge le troisième. Nous avions des contacts avec certains officiers espagnols de l’armée américaine (5). Mais, finalement, on m’envoya faire un travail politique, au sein du Parti en Algérie. En décembre 1945, je participe à l’Assemblée de Toulouse, comme Délégué du Nord de l’Afrique, où je me rends avec des oranges et des citrons pour la «Pasionaria». Vu que j’étais né au Pays Basque, Carrillo décide de m’envoyer au Gipuzkoa, pour y réorganiser le Parti. Et j’accepte d’y retourner parce que je tenais à participer sur place à la lutte pour la démocratie et que je pensais que, compte tenu de la situation, je risquais d’arriver trop tard pour assister à la défaite du franquisme.
On m’installa dans une villa, sur la route d’Espagne. Le membres du Bureau Politique, Claudín, Carrillo, Gallego, Líster, Claudín, Azcárate et d’autres nous y donnaient des conférences. Car, à l’époque, Claudin et Carrillo étaient tout autant responsables des bonnes comme des mauvaises choses qui sont arrivées, quoi que d’aucuns aient écrit postérieurement. On nous faisait lire la presse espagnole, pour nous tenir au courant de l’actualité – le football, le cinéma, la politique…, pour que personne ne devine que nous avions passé des années hors du pays. Durant notre temps libre, on jouait au hand-ball avec Carrillo, Núñez, Soroa... tous sauf Líster, qui avait toujours l’air très sérieux. En mai 1946, nous quittons, cinq d’entre nous, Oloron: Francisco García Rabadán qui se rendait à Bilbao, un opérateur de ratio catalan, deux guides armés et moi. Le troisième jour, nous arrivons à Pampelune. Ce soir là, probablement à cause des nerfs, en voyant le crucifix au-dessus de mon lit, je me mis à jurer pour la première fois de ma vie.
Je me rendis à Bilbao, où je devais rencontrer la Direction Nationale d’Euskadi. Je n’étais pas tout à fait convaincu que les documents élaborés par l’équipe de Domingo Malagón passeraient pour authentiques. Avant de remettre mon sauve-conduit, je sors mon carnet de la Phalange, au nom d’Antonio Mendizábal. Le policier le saisi et le montre à tout le monde en criant: «Avec ce carnet, camarade, pas besoin de sauve-conduit!» Cela me tranquillise et, postérieurement, je me rends régulièrement à un local de la Phalange de Bilbao, pour faire apposer sur mon carnet le cachet justificatif du paiement de mes cotisations. Les autres membres de la Direction Nationale venaient également de l’extérieur : García Rabadán, Clemente Ruiz, «El Aldeano» et Valentín Gual. Ce dernier, un «dur», toujours la même phrase à la bouche: «Ça, avec mille paires de couilles!» Lorsqu’on s’est retrouvés, des années plus tard, il m’a dit, ému: «Finalement, vous avez agi bien mieux que nous». Il me prévient également que je dois prendre soin de ne pas sortir les pointes du col de chemise sur ma veste, un détail qui pouvait indiquer que je venais de France.
Je m’installe donc à Pasajes. On m’avait prévenu au sujet du Comité Provincial existant, qui «étaient des agents de la police» et qu’ «il fallait commencer de zéro». Mais les camarades qui avaient étaient écartés étaient bien. Et nous avons fini par réorganiser, ensemble, le Comité Provincial. L’un des expulsés, «Andrés», me passa sa machine à polycopier et s’incorpora au Parti et à la guérilla ensuite. Quelque mois après, j’ai appris qu’il avait fait sauter la statue de Mola. Nous avons commencé à réorganiser le PCE dans toute la province du Gipuzkoa: à San Sebastián, Echenique se chargeait d’organiser le Comité Local, avec des cellules dans pratiquement tous les quartiers; à Eibar, Ortiz de Zárate organisait le Parti; Cabezón, le Comité de Pasajes ; Arruabarrena celui de Vergara et Arriarán celui de Mondragón. À Irún, Rojo était le responsable des traversées entre l’Espagne et la France. Nous avions même créé un groupe à Zarautz, où on n’avait jamais eu d’affiliés auparavant. À Renteria, c’était plus compliqué, car s’il est vrai que tous les supporters du Touring faisaient partie de la JSU, les camarades les plus vétérans passaient leur temps au bistrot. Cela peut sembler incroyable aujourd’hui, mais entre le PCE, la JSU et l’UGT de la Directive Nationale (communiste), on comptait plus de 1.000 affiliés. Je crois que jamais, ni avant ni après, nous n’avons été si nombreux. En 1947, on a même commencé à s’organiser à Vitoria. Et il y avait même une petite organisation parallèle, dont j’ai eu connaissance trente ans après, avec des logements et des camarades de liaison qui dépendaient directement de Toulouse.
Le Comité Provincial était formé des camarades qui me semblaient le plus décidés: Merino, Echenique et «Juan», ex-Maire de la Gauche Républicaine, qui rejoignit à l’époque le Parti. On se réunissait dans les cidreries, où l’on passait des heures à discuter et à organiser. Politiquement, nous dépendions du Comité Central de Toulouse, qui nous donnait la ligne officielle à suivre, que nous appliquions selon les circonstances. Mais on s’efforçait de ne pas s’éloigner des directives. En cas de doute, on lisait les «Principes du Léninisme» et d’autres publications, que nous camouflions à l’intérieur d’un exemplaire des «Œuvres choisies de Cervantes», pour savoir quelle décision prendre. Le Parti était organisé en cellules de trois personnes, afin qu’une arrestation ne provoque pas de grandes pertes. Nous avions même une cellule avec un millionnaire. Un camarade magnifique, d’Action Basque, dénommé Lumi, qui possédait une propriété où il cachait les camarades en péril. Il nous donnait mille Pesètes pour l’ «Euskadi Roja». «Carlos», Directeur d’un Agence de Transport, faisait partie de sa cellule, ainsi qu’un Brigadier de la Garde Civile, qui nous informait sur les contrôles de police. L’argent ne manquait pas au Gipuzkoa, à tel point que l’on finançait en grande partie Bizkaia.
C’est à Bilbao qu’était imprimé «Euskadi Roja» et nous, on publiait deux journaux: «Aurrera» de l’UGT et «Gastien» de la JSU. Ce dernier était une nouveauté, car «Euskadi Roja» utilisait un jargon politique obsolète, alors que le langage de «Gastien» était plus jeune et direct et contenait des vers ironiques: «Heureux les temps libéraux / une douzaine d’œufs valaient douze sous/ l’arrivée de cet «Ordre Nouveau» s’avérait nécessaire/ pour que douze sous valent un œuf (une couille)». L’un de nos meilleurs lecteurs était un curé, de ceux portant la soutane, qui nous donnait cinq sous. On rédigeait des pamphlets, que l’on collait sur les murs ou que l’on lançait dans les rues et dans les vestiaires des ateliers. On me l’avait interdit, mais, de temps en temps, je me faisais un plaisir d’en coller dans les tunnels. Parfois, le matériel nous arrivait de France, en canot à moteur. Je me souviens des milliers de rapports de «Pasionaria», qui, quoique rédigés en papier pelure, nous cassaient les reins.
Notre politique était de créer des conflits sociaux partout où cela s’avérait possible. Pour ce faire, il fallait capter des militants sur les sites de travail. Les tentatives d’organiser des grèves dans la zone d’Eibar se heurtaient aux pamphlets d’un «comité fantôme» du PSOE et de l’UGT, qui n’apparaissait que pour nous discréditer. Le plus grand problème était que nous ne pouvions combiner le travail légal et illégal. Dans de nombreuses entreprises, nos camarades étaient désignés délégués par leurs collègues de travail, mais ils ne pouvaient pas agir dans la légalité du Syndicat Vertical, car c’était contraire à la ligne du Parti. Nous avions organisé un Comité de Liaison UGT-Solidaires Basques (6) dans la zone de Bergara et de Mondragon, qui fut le premier organisme unitaire existant au Pays Basque.
En 1946, nous déclenchons une grève au port de Pasajes. C’était la première grève totale dans l’Espagne de Franco et elle fit l’objet d’un numéro spécial du journal «Nuestra Bandera». Nous réclamions une amélioration salariale assez importante et nous avions réussi à paralyser complètement le port. Les autorités réagissent et font venir des travailleurs d’Estrémadure, qu’ils installent dans une école. Nous leur lançons des tracts et leur réaction est fulminante: les travailleurs d’Estrémadure, se sentant dupés, car personne ne leur avait dit qu’il y avait une grève, cessent de travailler. Nous gagnons la bataille et une augmentation des salaires. Pour ce qui est de la grève du 1er mai 1947, par erreur, personne ne nous avait prévenus et nous n’avons pu la déclencher que le 4 à Mondragon, Eibar, Bergara et dans quelques ateliers de San Sebastián.
On célébrait aussi certaines dates importantes. Les jeunes de la JSU suspendaient des drapeaux républicains et des ikurriñas aux câbles de haute tension et des cheminées et sciaient ensuite les échelons, pour empêcher ainsi leur retrait. À l’époque, il n’y avait que nous qui bougions, ce qui explique le nombre d’affiliés: quiconque voulait faire quelque chose contre la Dictature devait nécessairement se joindre à nous. Nous étions, toutefois, en faveur de l’unité d’action et le CC nous demanda d’envoyer un camarade à la réunion de Madrid de l’Alliance Nationale des Forces Démocratiques, une association que nous avions très bien accueillie. Notre représentant fut arrêté, mais personne d’autre parmi nous.
Moi, je fus arrêté à l’occasion du Référendum de 1947. Comme garantie d’unité, le Gouvernement Basque nous demanda de ne pas distribuer de propagande partidiste, uniquement la leur. Mais cette propagande n’arrivait pas et il ne restait plus que deux jours lorsqu’on nous annonce qu’elle est prête. Blas la Cueva, Carmen Eixach et moi, on va la retirer. Mais lorsque je m’approche de l’homme qui, comme convenu, portait la «Gaceta del Norte» et une cigarette éteinte à la bouche, une demi-douzaine de policiers armés me tombent dessus. Je portais, dans ma poche, inscrit sur du papier à cigarettes, l’endroit et l’heure des rendez-vous pour distribuer la propagande. Mais je réussis à m’en débarrasser à temps.
Blas et moi, nous sommes conduits au Gouvernement Civil. On nous applique des décharges électriques et on m’interroge sur la femme qui a réussi à échapper. Cette électricité m’a marqué durant des années. Je ne pouvais plus toucher une ampoule, ni traverser les rails du tramway. Le soir, ils nous emmènent à Bilbao, où deux agents de la Police Armée nous disent: «On va vous conduire au Commissariat d’Achuri. Et là, ils ne vont pas se gêner. Ils vont vous tabasser à fond. Mais ne dites rien, car si vous parlez, vous ne sauverez pas votre peau. Ils vont penser que vous en savez davantage et ils vont continuer à vous battre». J’ai aussitôt pensé qu’il s’agissait d’un truc psychologique, mais j’ai constaté après qu’il s’agissait de deux anciens gardes d’assaut et que le conseil était bon.
En effet, la police se limite à nous ruer de coups, sans faire preuve de grande intelligence. Jusqu’à l’arrivée d’un Commissaire de Madrid – que les policiers de Bilbao avaient en quelque sorte saboté-, qui m’offre une cigarette et me dit: «Écoute, il vaut mieux que tu parles. Sinon, tu ne sortiras jamais vivant d’ici. Cristino García, Zapirain, Santiago Álvarez et bien d’autres ont passé par mes mains.» Je lui dis: «Et bien, commencez et tant pis. Je ne sais rien, donc je ne pourrai rien dire et comme, de toute façon, vous n’allez pas me croire…» Il me répond: «Oui, on sait comment vous travaillez, vous les communistes. Nous savons que vous ne vous connaissez pas les uns les autres». Et il me fournissait ainsi lui-même une issue, si j’arrivais à supporter les coups.
Je suis resté plus d’un mois au Commissariat. Dans un cachot de quatre pieds et demi, comme une armoire. Ils m’ont passé à tabac. Le Commissaire De Diego, lui, ne me toucha pas et un policier homosexuel non plus. Mais il y en avait un autre, un aragonais, toujours saoul, qui n’arrêtait pas de me taper dessus. Ils cherchaient un type appelé «Carlos», un personnage fictif, que je me mis à décrire dans les moindres détails. Et je leur mentionnai également le nom de Cabezón, qu’ils connaissaient déjà et qui, je le savais, était sain et sauf en France. Mais c’est tout. Entre une heure et demie et trois heures du matin, ils me sortaient du cachot, me menottaient à une chaise et me ruaient de coups de poing et de coups de pied. J’ai commencé à saigner des oreilles. Un jour, j’ai eu peur, car j’ai reconnu la voix de Carmen. Ils l’avaient arrêtée elle aussi.
Carmen Eixach était entrée au Parti en 1942, à la mort de son mari, dans la prison d’Ondarreta. Elle et sa cousine Marichu Guridi cousaient les drapeaux et transportaient le matériel, car elles faisaient preuve d’une grande sérénité. Carmen me plaisait, mais je ne le lui avais jamais dit. Ils l’enfermèrent dans le cachot contigu au mien, avec une fenêtre sur le W.C. C’était dégueulasse. Ils ont torturé Carmen dans ce W.C., en lui plongeant la tête dedans, mais elle n’a rien dit. La nuit, je l’entendais respirer. Et, sans pour autant me déclarer officiellement, j’ai commencé à lui parler de mes sentiments, à travers le mur. Et un soir, le policier aragonais, l’animal, me dit. «Toi, t’as couché avec Carmen?» - Je n’ai pas couché avec elle et je n’y ai même pas pensé. Et je suis sûr qu’elle non plus. – Et bien, tu te trompes ! Elle, elle t’aime, mais tu vas aller au pénitencier de Burgos et…». Il ajouta une grossièreté. Mais c’est dans ce commissariat qu’on s’est fiancés.
Après un mois, comme ils n’avaient rien tiré d’important, ils ont considéré que nous étions, Blas et moi, des éléments secondaires et ils nous ont conduits à la prison de Larrinaga. Nous allions être jugés au Tribunal nº 1 et notre avocat, Belandia, ne voyait pas comment éviter une peine de vingt ans de prison. Mais dans la cellule des prisonniers politiques, nous sommes devenus amis d’un dirigeant du PNV, Larredonda, un industriel, qui nous met en contact avec son avocat, Zubizarreta. Ce dernier nous dit : « Vous avez de la chance, le juge est de notre parti et il va essayer d’obtenir la liberté provisoire avant que vous passiez au Tribunal de Guerre où il n’y aura plus aucune solution possible ». On lui donne de l’argent, pour faire avancer la cause et la veille de Noël, le Secrétaire Judiciaire, Fernández, et Zubizarreta se présentent avec notre liberté provisoire.
À ma sortie de prison, je me cache chez Carmen. Le Parti décide de me remplacer par le camarade Peña. Une erreur, à mon avis. Son concept de la clandestinité était celui des films d’espions et il commence à s’acheter des habits chers et à fumer des cigarettes blondes. En février 1948, un guide vient me chercher pour me conduire en France. Je l’accompagne jusqu’à Barcelone et, ensuite, on marche pendant six jours dans les montagnes, sous la neige. Je n’en pouvais plus et je lui dis de continuer tout seul, que je restais là. Il me répondit – et je ne l’oublierai jamais -: «Écoute, ma mission c’est de te déposer en France. Soit on arrive tous les deux, soit on reste ici tous les deux». Je ne sais pas d’où j’ai tiré des forces, mais j’ai continué à marcher jusqu’à Perpignan. À Paris, je remis mon rapport à Julián Grimau et Pepe Barcenas.
Quelques mois plus tard, je rencontre Carrillo, que je ne reconnais pas au départ, car il portait une énorme moustache collée au visage. On clarifia certaines des choses qui étaient arrivées en Euskadi. Et quelques semaines après, Clemente Ruiz arrive. Toute l’organisation en Euskadi avait été arrêtée. Ou Peña ou Gual avaient parlé, car tout s’était effondré, de haut en bas. Il ne restait pratiquement rien et Clemente me demande d’y retourner, pour reconstruire l’organisation. Je ne refuse pas, mais Carmen, qui avait également fui, me jure que si j’y retourne, c’était fini entre nous. J’ai alors dis non et je suis resté en France.